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JOSEPH INCARDONA
Les corps solides

 "Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes.
À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces."


JOSEPH INCARDONA
La soustraction des possibles


"Alors, Aldo a débouché une bouteille de champagne avant minuit. Il a ouvert la porte-fenêtre de la terrasse ; il est maintenant assis face à la montagne. La lune tronquée éclaire mal les neiges éternelles, il relève le menton, il voit plus haut. Aldo boit et fume. Il est un sportif qui ne reconnaît plus sa vie d’avant, sur le point de la renier. Il a perdu le sens de l’orientation, il ne se suffit plus à lui-même, il est double, sa part d’ombre contient aussi sa lumière. Il ne sait plus grand-chose, sauf qu’il est là où il doit être, sans doute porté par un destin.
Quand elle déboule, la prise de conscience, c’est carrément dévastateur. Chez les êtres les plus profonds, on le sait, ça donne des poètes ou des martyrs. Chez l’individu plus superficiel, cela prend une couleur inédite. Ni poète ni martyr, peut-être dindon de la farce.
Aldo Bianchi allume une nouvelle cigarette, boit son champagne à deux cent balles à même le goulot, glacé.
22h58. Il cherche à s’oublier. Il attend."

JOSEPH INCARDONA
Aller simple pour Nomad Island

YVON INIZAN
D'exil parfois

de tout cela
il est si tard

un père est mort

"de quels souvenirs
maintenant dormirai-je"


VIKTOR ARNAR INGOLFSSON
L'Enigme de Flatey


 "Un bateau à moteur de petite taille mais solide tanguait tout ce qu’il pouvait sur les vagues et s’éloignait de Flatey en mettant le cap au sud. L’embarcation pouvait accueillir un canot à rames, elle était calfatée avec de la poix, et sur ses flancs figurait son nom en lettres majuscules blanches : KRUMMI1. Les matelots étaient trois en tout, un petit garçon, un homme adulte et un autre notablement plus âgé, membres d’une même famille d’Ystakot2, une fermette de l’ouest de Flatey. "

JOHN IRVING
Dernière nuit à Twisted River

A l'usage de son fils, il ajoutait généralement:
- c'est parce que je l'ai pris pour un homme, je n'aurais jamais eu l'idée de frapper un ours avec une poêle en fonte.
- Et qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais vu que c'était un ours? demandait Danny?
- J'aurais essayé de le raisonner...

YOUSSEF ISHAGHPOUR
Courbet, le portrait de l'artiste dans son atelier

"Pour Courbet le tout c'est la substance matérielle et elle se trouve identique en tout, sans aucune différence entre la matière et la forme, la substance et la figuration. Il n'a donc pas à constituer un microcosme, mais à rendre sensible et présente la matérialité de ce qu'il peint : la texture, la densité, le poids, la rugosité des rochers, de la terre, de la mer, de l'eau, de la forêt, de sa faune. La substance pour Courbet semble ne contenir que deux éléments seulement, les plus palpables et matériels : la terre et l'eau."


YOUSSEF ISHAGHPOUR
Staël
La peinture et l'image

"Je suis à fond de cale avec le tout en question à chaque instant."

"Je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement... Je ne maîtrise pas dans le sens vrai du mot... Je voudrais arriver à frapper à plus bon escient même si je frappe aussi vite et aussi fort, l'important c'est de calmer tant qu'on peut jusqu'au bout. "

" Nicolas de Staël aimait Braque. [...]Tandis qu'avec Braque, Staêl espérait se situer dans la continuité. Et la célébration. Celle qu'il admirait chez Velasquez et Courbet ; être en harmonie avec le monde, faire une peinture qui coule de source.

"On ne peint jamais ce qu'on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir..."

"...Un mélange barbaresque de véhémence et de tendresse, de violence et de délicatesse, de sauvagerie et de civilité raffinée, si étranger au classicisme, à l'élégance et la "sociabilité" française : "Un geste, un poids, une densité", " je ne suis unique que par ce bond que j'arrive à mettre sur la toile"," l'explosion c'est tout chez moi comme on ouvre une fenêtre"...

KAZUO ISHIGURO
Le géant enfoui

"Vous auriez cherché longtemps le chemin sinueux ou la prairie paisible qui, depuis, ont fait la gloire de l’Angleterre. Il y avait des kilomètres de terre désolée, en friche ; ici et là, des sentiers rustiques sur les collines escarpées ou les landes désolées. La plupart des routes laissées par les Romains, endommagées, ou envahies par les mauvaises herbes, disparaissant le plus souvent dans la végétation sauvage. Des bancs de brouillard glacé suspendus au-dessus des rivières et des marécages, fort utiles aux ogres qui, à l’époque, vivaient encore dans ce pays. Les gens qui habitaient dans les environs – on se demande quelle désespérance les avait conduits à s’établir en des lieux si lugubres – redoutaient sans doute ces créatures, dont le halètement était audible bien avant que n’émergent de la brume leurs silhouettes difformes. Mais ces monstres n’étaient pas une source d’étonnement. "


KAZUO ISHIGURO
Un artiste du monde flottant

"Gisaburo, dit-il, après un long silence, n'a pas eu la vie drôle. Son talent a complètement périclité. Ceux qu'il aimait sont morts depuis longtemps ou l'ont abandonné. Même du temps de notre jeunesse, c'était déjà un type triste, solitaire." Morisan marqua une pause. "Mais parfois, nous buvions et nous nous amusions avec les femmes des quartiers de plaisir. C'est ce que les gens appellent le monde flottant : c'était un monde, Ono, dont Gisaburo connaissait toute la valeur." 


ISHIGURO
Les vestiges du jour

"-J'ai fait de mon mieux, mais malgré tous mes efforts, je vois bien que je ne satisfais plus aux exigences que je me fixais autrefois. Des erreurs de plus en plus nombreuses apparaissent dans mon travail. Des erreurs tout à fait négligeables en elles-mêmes — jusqu'à présent, du moins. Mais jamais je n'en aurais commis de pareilles autrefois, et je sais ce qu'elles signifient. Dieu sait que j'ai fait de mon mieux, mais ça ne sert à rien. J'ai déjà donné ce que j'avais à donner. J'ai tout donné à Lord Darlington.
- Mince alors, mon pote. Tenez, vous voulez un mouchoir ? J'en ai un sur moi. Ah, le voilà. Il est presque propre. Je me suis juste mouché dedans une fois ce matin. Allez-y, mon pote."


ANDREÏ IVANOV
Le voyage de Hanumân

«Je me disais, assommé, que tel était le monde où j'étais allé me coller comme dans de la merde, parce que j'étais né sous une mauvaise étoile. Dans les brumes de la défonce, je raisonnais: il était donc écrit que, puisqu'un jour j'étais sorti du cercle routinier de ma vie, que j'avais fui une existence moche, mais moche familière, que j'avais dévié du cours ordinaire des choses, je devais, comme une roue qui s'est détachée de sa charrette, m'en aller rouler ailleurs et finir ma course ici, dans ce trou(...)»

RADA IVEKOVIC
Le sexe de la nation

Comment le sujet, le citoyen, peut-il s'arracher à la communauté primaire pour accéder à la société (et à une communauté secondaire), pour dépasser son propre ego ? Comment faire en sorte que cette société s'immunise contre la violence, qu'elle s'extraie de l'ordre patriarcal? Comment éviter que la virtualité de la violence ne devienne actualité? Ce qu'il y a à retenir, c'est que toute clôture du discours et du débat est néfaste, et participe de la violence qu'elle croit juger. Ce qui n'empêche du reste pas qu'il y ait de bons et de moins bons récits.
S'il y a cette ouverture vers l'avenir, ce qui n'a pas eu lieu peut encore arriver. S'il y a cette chance, on ne peut pas prouver le caractère inévitable de la soumission en avançant qu'elle a existé de tout temps.